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10 septembre 2007

Et puis après... 2

La cabine d’ascenseur lui parut comme immensément vide. Combien l’avait-elle parfois trouvée étroite ! Elle se souvenait de l’un de leur rare soir d’intimité… Ses murs seuls les rapprochaient, les enserraient, les protégeaient. Lui était là, tout contre elle. Elle pouvait sentir contre les parois la sensation de son corps brûlant. Elle frissonna. Elle avait frissonné aussi ce soir-là, sauf qu’aujourd’hui ce n’était pas la chaleur de sa présence qui en était la cause, mais le froid sans émotion de ces quatre murs.

Le temps lui sembla une éternité. C’était comme s’il l’avait oubliée. Il continuait d’avancer, inexorablement, filant à une vitesse irréelle dont elle avait à peine conscience, pendant qu’elle semblait s’être arrêtée. Elle n’était plus poussée vers l’avenir, mais chacun de ses gestes, lents, luttaient pour avancer encore, fatalement, parce qu’il le fallait. Elle, elle était retenue par ce passé qui l’attirait avec force. Toute son âme et tous ses membres ne souhaitaient qu’une chose, revenir en arrière, à cet instant où il lui avait échappé ; le rattraper, changer le temps. Tout recommencer. Elle était à jamais bloquée au moment où elle avait su. Elle revoyait ce jour, retardait tous ses mouvements, se souvenait de chaque détail. Elle tentait d’arrêter ses gestes de la journée, de changer ce qui devait arriver. A chaque fois pourtant la vérité arrivait, fatalement. Rien ne changerait plus.

Elle arriva finalement au quatrième étage. Elle passa devant la porte 41, chassa les souvenirs qu’elle avait accrochés à cet endroit. Et puis la voilà, la 42. Rien n’a changé. Elle était bien là, comme toujours. Pendant un instant elle se trouva ridicule et se moqua d’elle intérieurement. Croyait-elle que son appartement aurait disparu avec lui ? Ou qu’il aurait ressuscité entre ses murs ? Cela était totalement impossible et il était presque puéril, pathétique de sa part de penser une telle chose. Elle n’était vraiment plus elle-même… Elle prit une grande bouffée d’air et ouvrit la porte. Non, rien n’a bougé. Immédiatement elle se sentit rassurer par le désordre apparent qui régnait là -un fouillis presque ordonné pour elle à présent. Elle savait la place qui était réservée à chaque objet. Elle n’avait rien changé depuis qu’il était parti. Rapidement elle ferma la porte.

Elle resta un moment contre la porte, respirant à pleine bouffée l’odeur familière de l’appartement. Ici elle pouvait bouger, respirer à sa guise. Rien ne l’étouffait. Il n’y avait personne pour la regarder avec pitié, personne pour la questionner sur ce qu’elle ressentait, sur la façon dont elle allait. Elle n’y trouvait que des objets amicaux auprès desquels elle se sentait bien -auprès desquels elle se sentait mieux. Il suffisait qu’elle rentre dans l’appartement pour qu’elle ait l’impression qu’il fut là. Tout ici ne voulait que son bien, la rassurait, la soutenait.

Elle avait l’habitude maintenant de venir ici, dans le silence. Les premières fois, elle avait cru le trouver là, qui l’attendait, inconscient des efforts que l’on faisait pour le retrouver. Son cœur se serrait toujours quand la réalité des pièces vides la ramenait à la raison. Et puis, peu à peu, elle s’était habituée à cette sensation. Parfois elle sentait un souffle dans son dos, un reflet dans un miroir, un bruissement de tissu qui la faisaient sursauter, espérer encore… Maintenant ces sensations lui étaient familières, elle avait presque appris à les aimer. Elle lui rappelait sa présence. Aujourd’hui pourtant tout était différent. Il n’y avait pas un bruit, pas un souffle. Ils l’auraient de toute façon fait souffrir encore plus. Ils n’auraient fait que lui rappeler sa douleur, peut-être plus fort que l’inhabituel silence. Ici, toutes les choses savaient et portaient le même deuil. Elles se taisaient. Elles mouraient avec lui.

Elle avança sans savoir par où commencer. Elle ne savait pas trop en réalité elle-même ce qu’elle cherchait exactement. Voudrait-elle emporter quelque chose de lui ? Que choisir ? Elle aurait voulu garder l’appartement en entier, tel quel, ne toucher à rien. Pouvoir s’y recueillir parfois. Garder un objet, un vêtement, une photo, ne lui suffirait pas. En réalité, elle se dit que même l’endroit n’aurait pu suffire. Elle ne pourrait pas choisir, parce que tout cela lui semblait ridicule. Rien ne pourrait le remplacer. Rien ne pourrait combler le vide qu’il laissait derrière lui. C’était lui qu’elle voulait. Qu’il revienne.

Elle pénétra dans la chambre, ouvrit les armoires. Elle effleura ses vêtements d’une main -ce n’était pas le tissu qu’elle sentait sous ses doigts mais la peau de l’être qu’elle avait tant aimé, en si peu de temps. La vie leur avait pris le bonheur au moment même où ils commençaient à le deviner. Elle prit l’une des chemises et la serra contre elle. Elle sentait encore son parfum si familier… Son parfum… Un doute l’envahit soudain. Combien de temps se souviendrait-elle de son odeur après que la nature l’ait dissout ? Combien de temps se rappellerait-elle du son de sa voix ? Combien de temps se rappellerait-elle de son rire, de ses milles petites manies qui la faisait sourire ? Déjà parfois il lui semblait avoir oublié un détail, un rien sûrement sans importance apparente, mais ces oublis l’angoissaient. Tout était important depuis qu’il était parti. Un souffle. Une intention dans la voix. Un air malicieux. Un froncement de sourcils. Une indiscernable caresse…

Elle écarta une larme de la main. Elle ne devait pas pleurer. Pas maintenant. Pas encore.

Elle se détourna de l’armoire, la chemise toujours blottie contre elle. Elle se dirigea lentement vers le lit, s’assit. D’une main, elle caressa la table de chevet, les quelques objets qui s’y trouvaient. Elle hésita plusieurs secondes, immobile, au niveau du tiroir. Elle ne l’avait jamais encore ouvert depuis qu’il avait disparu. Encore aujourd’hui elle hésitait. Elle aimait à se promener entre les meubles, à ouvrir les armoires, découvrir comment il vivait, les choses qui l’avaient entouré pendant des années. En même temps, c’était toucher à son intimité, à son jardin secret, à tout ce qu’il cachait au fond de lui de mystérieux et qui le rendait si attirant. Accepter de dévoiler ses mystères, c’était accepter la réalité de sa perte. Ouvrir ses dernières portes, l’effeuiller, le dénuder entièrement sans qu’il ne puisse protester, c’était comme continuer les tortures qu’il avait dû subir, finir de détruire sa vie.

Elle savait pourtant qu’elle ne supporterait pas que quelqu’un d’autre s’en charge. Que ses rares amis l’aident un jour à trier toutes ses affaires ne la choquerait pas, parce qu’elle savait qu’ils avaient la même douleur, qu’il ressentait le même respect pour l’homme disparu. Mais penser que des gens qui ne l’avaient jamais vu, toucheraient peut-être de leurs mains sales ce qui lui appartenait, ouvriraient les tiroirs sans prendre la moindre précaution, à la recherche de ce qui pourrait combler leur intérêt personnel… Jamais elle ne le voudrait, ne le supporterait. Elle porterait seule sa croix.

Son esprit scientifique l’avait réellement abandonné. Tout ce qu’elle pensait, ce qu’elle voulait, n’était plus que guidé par ses sens, ses émotions. C’était un souvenir. Une impression. Une sensation. Elle avait peur, elle avait froid. Elle était seule, elle était perdue. Elle ne s’accrochait plus qu’à l’irrationnel de ses sentiments. Après les avoir rejetés pendant tant d’années, ils semblaient être les seuls à signifier encore quelque chose aujourd’hui. C’était uniquement par eux qu’elle le retrouvait encore. Ils lui apprenaient à vivre comme lui.

Répondant alors à son seul instinct, elle ouvrit le tiroir. Elle fut un peu surprise en découvrant son contenu. A vrai dire, elle ne savait pas si elle devait rire ou pleurer. Il l’épaterait toujours. Pouvait-elle croire que cela aurait été possible ? A la place du désordre auquel elle se serait attendu, elle découvrit le tiroir absolument vide. Seules quelques écorces de pistaches traînaient dans les coins et… qu’était-ce donc ? Tout au fond, il semblait y avoir une feuille pliée. Elle la retira.

C’était bien cela. Elle tenait entre les mains une mince feuille de papier. Elle se demanda ce qu’il pouvait bien avoir laissé traîner au fond d’un tiroir vide. Etait-ce un manuscrit de valeur, un souvenir, ou bien une feuille sans importance qu’il avait jetée là par hasard et oubliée ?

Elle la déplia avec précaution. Sur le papier courraient des lignes manuscrites qu’il avait lui-même tracées en rangs serrés. Une série de mots écrit au stylo d’encre noire. Son propre ouvrage. Une lettre apparemment. Elle était étonnée Elle ne se souvenait pas l’avoir jamais vu écrire une quelconque missive. Elle fut d’autant plus surprise en se rendant compte que ces mots lui étaient adressés, à elle. Voir son nom en en-tête lui produit une étrange sensation qui la força pendant quelques temps à s’arrêter sur son propre patronyme. C’était étrange de voir son nom écrit par lui. C’était tout aussi irréel que la situation dans laquelle elle se trouvait. Une foule de question se posait à son esprit. Que disait-il ? Pourquoi écrire ? Pourquoi ne pas le lui avoir donnée ? C’était comme s’il avait voulu lui laisser une ultime trace, lui dire au revoir, lui signifier une dernière fois qu’il serait toujours là, penserait à elle, veillerait sur elle. Un cadeau. Un espoir. Un adieu.

Ses mains se mirent à trembler alors qu’elle commençait sa lecture.

“ Scully,

Je te sens, là, à quelques mètres, partie dans un profond sommeil. Ton doux parfum flotte dans l’appartement. Il sent la fleur. La rose peut-être ? Peu importe. Il sent bon. Il sent toi.

Il est tard mais je ne peux dormir. Tout cela est tellement étrange. Toi. Moi Il me semble que quelque chose flotte au-dessus de nous et nous menace. J’ai peur de ne pas avoir le temps de te dire tout ce que je ressens.

Je sens que quelque chose d’irréparable se prépare. Je ne sais pas ce que c’est, je ne sais pas quand cela arrivera. Et on ne pourra rien faire pour l’arrêter. Il nous prendra par surprise.

J’essaie alors de profiter du temps qu’il nous reste pour te parler. Je n’y arrive même pas. Cette lettre, est au moins la centième que je t’écris. Je ne trouve pas les mots, je ne trouve pas la force. Tout ce que j’écris ne sont que des phrases sans profondeur, insensées, vides.

Tu ne liras certainement même pas cette lettre. Je finirai par la jeter comme toutes les autres. Jusqu’à ce qu’un malheur nous sépare. Et tu ne sauras jamais.

Que dirais-tu si tu savais, si tu me voyais ? Tu saurais me mettre en confiance. Je saurais me livrer. Mais il suffirait que tu bouges là-bas pour que je range cette feuille et l’oublie. Déjà chaque mot que j’écris est bercé par le rythme de ta respiration.

J’ai peur de faire ou de dire des choses qui pourraient te blesser. Il y en a pourtant tellement que tu devrais savoir.

Tu as bouleversé ma vie. Je ne pensais pas qu’un jour on pourrait autant me faire changer. Tu m’es arrivée comme une goutte de rosée qui rallume la flamme au petit matin. Jamais je ne te remercierai assez pour tout ce que tu m’as apporté.

Tu as su me faire confiance. Tu as su me rendre la mienne. Tu as su me rallumer la flamme quand elle s’éteignait, me l’éloigner quand elle me brûlait. Tu as trouvé les mots, les gestes qu’il fallait.

Je sais que je serais sûrement mort si tu n’étais pas là. Je sais que je mourrais si tu n’étais plus là. Merci pour tout ce que tu as fait pour moi.

N’est-ce pas dérisoire ? Un simple ‘merci’ quand il y aurait mille fois plus à dire pour ce que tu as fait.

Je t’en prie, pardonne-moi. J’aimerai tant que tu oublies à quel point j’ai pu te faire souffrir. S’il était en mon pouvoir de revenir en arrière et de t’offrir une vie meilleure, je le ferai.

Pardonne-moi un jour de ne pas avoir été capable de te rendre heureuse, de t’offrir ce que tu mérites.

Pardonne-moi de ne même pas avoir été capable de te dire à quel point je t’aime… ”

La lettre s’arrêtait là. Il était impossible de savoir s’il avait été interrompu ou s’il avait volontairement arrêté d’écrire. Elle ressentait un profond sentiment d’inachevé. C’était comme si quelqu’un lui avait pris le stylo des mains et l’avait empêché de tracer ses derniers mots, tout comme on l’avait empêché de tracer les dernières lignes de sa vie. On lui avait toujours tout volé, jusqu’aux mots qu’il aurait voulu lui dire, à elle, avant de la quitter.

C’était de la haine et du dégoût qui l’envahissaient soudain. Elle avait l’impression qu’ils n’avaient jamais rien contrôlé de tout ce qu’ils avaient fait pendant toutes ces années, que quelqu’un avait toujours décidé à leur place de ce qui leur arriverait. Si elle en avait eu la force, elle aurait couru auprès de ceux qu’elle tenait pour responsables de ce qui arrivait aujourd’hui et leur aurait montré leur œuvre, leur aurait fait subir toutes les souffrances qu’ils leur avaient infligée. Mais elle ne le pouvait. Non seulement cela ne changerait rien, ils ne le feraient pas revenir, mais surtout elle n’en avait plus le courage. Pour le moment tout au moins.

Elle se donnerait un temps pour laisser crier sa peine, le pleurer de toutes ses forces, le pleurer de toutes les larmes de son corps, maudire le monde entier et haïr ce qu’elle faisait. Elle savait pourtant que cette période ne durerait pas. Elle entretenait au fond d’elle-même une partie de lui, une voix qui lui disait de se redresser et de reprendre le chemin qu’il avait parcouru. Elle devait s’occuper de son combat, rallumer le flambeau, lutter à sa place. Elle prouverait tout ce qu’elle avait toujours refusé de voir, renierait tout ce qu’elle avait toujours cru. Si elle ne le faisait pas, personne ne se soucierait plus de ce pour quoi il avait donné sa vie, et il mourrait une seconde fois.

Elle reposa la lettre sur la table et s’allongea sur le lit, les jambes et les bras repliés contre elle. Pendant de longues secondes elle ne bougea plus, les yeux fixés droit devant elle, ne voyant rien. Puis elle sentit ses membres trembler, au départ presque imperceptiblement, puis de plus en plus distinctement, alors que ses yeux se remplissaient de larmes. Bientôt se furent des milliers de tremblements qui secouèrent son corps, et des milliers de larmes qui dévalèrent ses joues. Dans les premiers temps elle tenta de repousser ses pleurs, mais elle ne pouvait plus lutter contre la douleur. Alors elle abandonna la lutte contre elle-même et se laissa pleurer comme elle ne l’avait jamais fait. Peu lui importait aujourd’hui de garder les apparences et d’être forte. Elle avait tout perdu…

Elle laissa les larmes couler pendant des heures peut-être, ne pensant plus à rien qu’à exprimer sa souffrance. Elle pleura, encore et encore, elle pleura jusqu’à être sur le point de s’étouffer, à en oublier où elle était et ce qu’elle faisait. Elle pleura pour ne pas hurler, pour ne pas s’abandonner totalement, pour ne pas devenir folle. Elle pleura jusqu’à avoir mal partout, jusqu’à s’épuiser en espérant que la douleur physique la soulagerait du vide immense qui l’envahissait. Comment pourrait-elle exprimer autrement ce qu’elle éprouvait ? Comment faire, comment supporter quand on vous arrache aussi violemment un être cher ? Tout en elle tremblait d’impuissance. Elle aurait voulu revenir en arrière, tout changer. Elle luttait contre la réalité mais cela l’épuisait. Elle affrontait des forces qui la terrassaient sans pitié. Elle n’en pouvait plus. Tout ce qu’elle voulait, c’était que le monde l’oublie. Se retirer et le pleurer pour le reste de sa vie. C’était exactement ça. Maintenant que les larmes avaient commencé à couler, elles ne s’arrêteraient plus jamais. Elle pleurerait pour l’éternité.

Elle pleura effectivement un temps très long dans cette chambre, dans ce lit, sans même changer de position. Le soleil s’était éteint depuis longtemps, la lune brillait faiblement à travers les fenêtres quand elle s’immobilisa enfin, à bout de force. Un autre désespoir l’envahit, celui de sa propre faiblesse. Son propre corps l’abandonnait. Elle ne pouvait même plus pleurer, ses membres le lui refusaient. Alors elle s’immobilisa totalement, les yeux grands ouverts, et elle attendit. Elle ne se souvint plus de ce qui se passa après.

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